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PREAMBULE

                                                            1982

 

C’est ce jour là que tout a commencé. Le début d’une spirale infernale qui allait se terminer tragiquement quelques semaines plus tard.

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 Je revenais de Guillaumes où j’avais passé quelques jours auprès de maman. Comme à chaque fois, j’avais eu l’impression de remonter dans le temps. Nostalgie et petit pincement de cœur. Le village n’avait pas changé : la fontaine sur la place, le bruit de l’eau qui ruisselait dans le lavoir, les commerces autour de la rue principale, le tintement du clocher de l’église. Toujours les mêmes senteurs qui emplissaient mes narines : mélange de feu de bois et d’un soupçon d’humidité auquel se mêlait l’odeur des vaches.

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Trajet d’environ deux heures sur des petites routes de montagne, lacets successifs avec d’un côté la sensation d’être écrasée par les rochers rougeâtres qui surplombent la route. De l’autre, sentiment de vertige avec les gorges de Daluis et tout en bas le Cians qui serpente.

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Petit soupir de soulagement à la vue de la « tête de femme » au détour d’un virage. Elle surplombe majestueusement les gorges, indifférente au précipice en dessous. Elle n’est certainement pas sujette au vertige ! Je sais que je ne suis plus très loin de mon but lorsque j’arrive sur le plateau, passe devant la mairie et rejoins l’arche qui me mène vers le petit parking à côté de l’église. Je devine au loin la fontaine et son glouglou qui a bercé d’abord mon enfance, puis mon adolescence et ma vie de jeune adulte. J’ai pour l’instant échappé à l’orage qui ne va pas tarder. Le ciel est lourd de nuages noirs au-dessus du château de la reine Jeanne. Les éclairs et le tonnerre se succèdent. L’air est chargé d’électricité.

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Comme d’habitude, les rares vieux assis sur les bancs ou qui déambulent au bord de la route traversant le village n’ont pas manqué de me saluer. Je serai toujours pour eux l’enfant du pays qui est partie habiter à la ville avec sa petite lorsque son mari est mort d’une crise cardiaque. Image d’Epinal car, sous des dehors paisibles et accueillants, Guillaumes comme la plupart des villages, cache une réalité bien plus cruelle. Les médisances n’épargnent personne et si vous n’entrez pas dans la norme vous êtes impitoyablement rejetés. A force de moqueries et de sous-entendus, vous vous retrouverez rapidement exclus.

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Je reviens régulièrement voir Antonia, ma mère, qui n’a jamais voulu quitter son village. Pourtant, elle est veuve depuis de nombreuses années, mais toutes ses amies sont là et qu’est-ce qu’elle irait faire en ville chez sa fille ? Elle ne veut pas déranger. Elle a tout de même consenti à ce que je l’aide à rendre la petite maison plus agréable. Elle a toutes les commodités maintenant : les toilettes ne sont plus à la cave. Elles sont au même niveau que la pièce à vivre, la salle de bains et la petite chambre.

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Un frisson me parcourt lorsque je me souviens combien lorsque j’étais enfant, cette cave me faisait peur. La petite ampoule au bout de son fil n’éclairait pas suffisamment pour que je puisse voir ce qui pouvait se passer au fond du sous-sol. D’aériennes toiles d’araignées pendaient au plafond. J’évitais de les regarder de peur d’y voir des bestioles que j’imaginais énormes et velues. J’inventais également des animaux qui vivaient cachés au milieu des morceaux de bois, entassés là en attendant d’alimenter le poêle. J’entendais leurs grattements et parfois même des gémissements qui me faisaient frissonner. Sans oublier les toilettes à la « turque » au fond desquelles j’avais peur de glisser.

            En sortant de ma voiture, j’entends les cloches de l’église qui sonnent. Je ne peux m’empêcher de compter : un, deux, trois, quatre et cinq. Si je ne me dépêche pas, je vais être trempée par les grosses gouttes de pluie qui commencent à tomber. Je sors ma valise du coffre et pars en courant rejoindre la maison de ville à la façade un peu grisâtre où habite ma mère, veille à ne pas glisser sur les pavés luisants et grimpe les marches recouvertes de tomettes rouges dont plusieurs sont fêlées. L’habituel bol de lait est posé sur la première. Mes parents ont toujours nourri les chats du quartier.

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J’ai à peine le temps de toquer à la porte qu’Antonia m’ouvre. A son habitude, elle a dû guetter mon arrivée derrière la fenêtre. Comme le village, elle non plus n’a pas beaucoup changé. Son beau visage rond, empreint de douceur, est marqué par quelques rides au coin de ses yeux bleus qui pétillent. Ses cheveux châtains coiffés en chignon sont maintenant plus blancs que gris. Lorsqu’elle m’embrasse je reconnais la senteur de l’eau de Cologne qui a toujours fait partie d’elle.  Son parfum, celui de ma mère. Une bonne odeur de soupe s’échappe également de la cuisine. Elle m’accueille avec un grand sourire :

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  • Bonjour, Agnès, as-tu fait bonne route, ma fille ?

  • Très bonne maman, mais je suis contente d’être arrivée. Comment vas-tu ?

  • Comme les vieux, mais j’ai pas à me plaindre. Et ma petite Maggie ?

  • Elle va très bien, je crois qu’elle est amoureuse.

  • Il est comment ? J’espère qu’il est gentil avec elle.

  •  Je ne sais pas, je ne l’ai pas encore vu, mais je pense qu’elle va bientôt me le présenter.

  • Tu crois qu’elle voudra le présenter à sa vieille mamie ?

  • Bien sûr maman. Tu sais bien que tu comptes beaucoup pour elle.

  • Allez, entre vite, il fait pas très chaud. Tu vas voir, j’ai fait de la pâte de coing et je t’ai mis de côté quelques pots de champignons.

  • C’est gentil maman.

 

Je suis restée quelques jours. Nous sommes allées prendre le café chez les amies de ma mère qui me considèrent toujours comme une petite fille, nous nous sommes promenées dans le village. Visite habituelle au cimetière qui domine le petit bourg où sont enterrés mon père et mes grands-parents. Imposants tombeaux qui côtoient des sépultures plus modestes et de simples carrés envahis d’herbes folles où le nom des défunts inscrit sur de petites croix en bois est devenu illisible. Nous y arrivons après avoir traversé de petites ruelles tortueuses et étroites. A un point tel qu’en écartant les bras nous pourrions toucher les façades des deux côtés. Je n’ai pas manqué également d’aller voir mon amie d’enfance, Millette qui, elle aussi était en visite chez ses parents.

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Même si j’ai apprécié mon séjour, je suis contente de rentrer. Je me gare avec plaisir devant le petit immeuble où j’occupe un appartement avec Maggie. Je reviens comme d’habitude les bras chargés de victuailles. C’est la façon qu’a Antonia de me montrer son amour. Elle a toujours peur que je meure de faim, une vraie mère juive.

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Je pousse péniblement la porte d’entrée de l’immeuble et monte les trois étages en m’appuyant de temps à autre contre le mur peint en blanc et moucheté de gouttes bleu ciel. Je suis retenue quelques minutes sur le palier par une voisine avec qui nous parlons de la pluie et du beau temps.

Arrivée enfin devant ma porte, je pose mes sacs sur le sol afin de pouvoir l’ouvrir. Lorsque j’entre, ce que je vois en premier c’est le tapis qui recouvre le sol de la salle à manger. Sur le moment, ma première pensée est que Maggie a changé le tapis. Il est maintenant rouge. Quelle drôle d’idée ! Pourquoi est-elle allongée dessus ?

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Et soudain, je réalise. Sentiment que le temps est suspendu. Même l’horloge dans l’entrée ne fait plus entendre son « tic-tac » habituel. Je voudrais pouvoir bouger, hurler, faire quelque chose. M’extirper de cette poix dans laquelle je suis engluée.

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Subitement la vie semble reprendre son cours. Le bruit de l’horloge devient assourdissant. Je me jette sur le sol à côté de Maggie, sans me soucier du sang qui imbibe mon pantalon, la prend dans mes bras, la serre contre mon cœur. Non, ce n’est pas possible ! Qu’est-il arrivé, elle ne peut pas être morte. Non, non !!

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Il faut que je me calme. Comme je l’ai vu faire dans les films, je lui tâte le pouls. A ma grande joie, je sens qu’il pulse, faiblement, mais je le sens. Je repose délicatement Maggie sur le sol et cours vers le téléphone posé sur un meuble dans l’entrée.

                                                            *****

            Je suis épuisée, affalée dans le fauteuil à côté du lit d’hôpital dans lequel est allongée Maggie, ma Maggie. Je ne me suis pas changée, mon pantalon est raidi par le sang de ma fille. Les odeurs écœurantes et habituelles présentes dans les hôpitaux flottent dans l’air. Les appareils qui l’entourent bipent à intervalles réguliers. Ma petite fille semble dormir. Son visage est blême, des cernes sombres bordent ses yeux fermés. Ses cheveux habituellement brillants, pendent lamentablement sur ses épaules encore un peu englués de sang séché. Ses bras reposent sur le couvre-lit, une aiguille reliée à une perfusion plantée dans celui de gauche. Les draps blancs remontés jusque sous son menton cachent la bande qui entoure sa poitrine. Heureusement, le couteau n’a pas atteint ses poumons et sa vie n’est plus en danger. Je suis rentrée à temps. A une heure près, Maggie serait morte.

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Comment une telle horreur a-t-elle pu arriver ? La police pense à un cambriolage qui aurait mal tourné. Ils m’ont demandé si quelque chose avait disparu, mais je n’ai pu les renseigner. Lorsque je pourrai rentrer chez moi, je vérifierai. Tout cela me semble si dérisoire…

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Je ferme un instant les yeux bercée par le bip-bip des appareils de contrôle, les bruits de pas dans le couloir et les murmures feutrés des infirmières. Le sommeil s’empare de moi. Je suis réveillée par une voix douce :

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  • Madame, madame, il est tard, vous devriez partir.

  • Je voudrais rester encore un peu,

J’ai la bouche pâteuse, des aigreurs d’estomac et ma voix est éraillée. De m’être endormie dans le fauteuil, je me sens courbaturée. Un mal de tête transperce mes tempes.

  • Il est trois heures du matin… Allez vous reposer. Votre fille n’est plus en danger, vous savez ! Nous vous téléphonerons s’il y a du nouveau.

  • Trois heures ! Je pense en effet que je vais rentrer. Je repasse plus tard dans la matinée. Merci pour tout.

 

Tendrement, je caresse doucement le visage de Maggie et l’embrasse sur la joue. Même si elle est toujours endormie, son beau visage a repris des couleurs. Je me sens soulagée mais complètement épuisée. Il faut que j’aille me reposer si je veux être en forme demain matin.

Je quitte la chambre à regret. Rejoins ma voiture sur le parking et m’installe derrière le volant.

 

Là, tout à coup, je m’effondre la tête entre les mains. Le corps secoué de sanglots, je ne peux arrêter le flot de larmes qui coulent le long de mes joues. Ces larmes que j’ai retenues toute la soirée. Pleurer me fait du bien. La situation aurait pu être pire. J’ai bien failli perdre ma fille unique mais le médecin m’a assuré qu’elle n’aurait aucune séquelle. 

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Mon cousin à qui j’ai fait part de l’agression, a mis à ma disposition un de ses appartements. Avant de reprendre possession du mien, je ne manquerai pas de faire changer les serrures car même si les policiers m’ont affirmé qu’il y a peu de chances pour que des cambrioleurs reviennent, je me sentirai plus tranquille.

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Après avoir pris une douche rapide et à peine la tête posée sur l’oreiller, je me suis endormie d’un sommeil profond, complètement épuisée.

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