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1ER chapitre

vendredi 3 septembre (matin)

 

Ce matin, je suis ravie car même si lundi, je recommence à travailler, aujourd’hui je vais passer la journée avec ma meilleure amie, Elisa. Elisa, ma complice depuis l’adolescence, période d’insouciance où nous avons partagé tant de bons moments. Je me rappelle les étés passés sur la plage entre bronzette et baignade. A l’époque, nos principaux sujets de conversation étaient les chanteurs ou acteurs à la mode, mais surtout les garçons ! De véritables midinettes ! L’hiver, nous nous retrouvions au cinéma pour regarder des films qui nous faisaient pleurer, rire ou encore hurler de terreur. Faire du shopping nous divertissait également beaucoup, ainsi que les moments passés dans un petit bar fréquenté par d’autres jeunes de notre âge. Futiles après-midi que nous passions chez l’une ou chez l’autre en écoutant des disques qui tournaient en boucle, ou essayant de nouvelles tenues. Nous étions ensemble du matin au soir. Il y avait également  nos conversations téléphoniques qui duraient de longues minutes (alors que nous venions à peine de nous quitter), ce qui avait l’art d’agacer profondément nos parents. Toujours là pour nous consoler mutuellement d’une rupture ou d’une mauvaise note qui avait entraîné une punition.  

 

Aujourd’hui, même si de l’eau a coulé sous les ponts (presque vingt ans en fait), nous nous retrouvons toujours avec autant de plaisir. Nous avons eu très envie de passer cette belle journée d’été indien à Cannes, notre ville natale. Cité que j’adore, et qui est admirée dans le monde entier pour ses festivals et hôtels de luxe. Apparence bourgeoise et « bling-bling » qui se ternit lorsque l’on s’éloigne un peu du bord de mer et pénètre plus à l‘intérieur de la ville. En fait, elle n’est pas très différente des autres métropoles. On peut y voir aussi de malheureux sdf qui squattent devant la gare, entourés de leurs chiens et de leurs sacs à dos. Il est vrai qu’ils sont chassés l’été par les autorités qui les mènent à l’extérieur de la ville, loin des regards des touristes. Les odeurs d’alcool et de saleté dégagés par ces pauvres hères, cassant un peu l’image de ville propre et pimpante…

 

La vue d’Elisa, qui arrive au loin, me sort de mes pensées un brin nostalgique.

 

- Bonjour, ma belle, que je suis contente de te voir !

 

Elle m’embrasse avec effusion, comme à son habitude, toujours aussi démonstrative.

 

- Moi aussi, Elisa, et en plus, nous avons bien choisi notre journée, quel beau temps !

 

Mais nous nous rendons vite compte que du fait, justement, de cette météo favorable, les touristes encombrent les rues. Nous sommes sans cesse bousculées. Tout d’abord, au marché Forville, où les vacanciers jouent des coudes pour s’attrouper devant les bancs odorants d’olives, d’épices, de fruits et de charcuterie qui nous amènent l’eau à la bouche. Les magnifiques bouquets sur les stands des fleuristes jettent des notes de couleurs vives ça et là. Les promeneurs en villégiature nous font penser à des abeilles agglutinées autour d’un pot de miel. Nous n’avons même pas pu nous approcher des étals pour acheter quoi que ce soit. Sans compter les cris des marchands et le brouhaha des passants qui nous obligent à nous égosiller pour nous entendre. Je comprends que la patience d’Elisa commence vraiment à s’émousser lorsque, après avoir eu les pieds écrasés par une imposante vacancière allemande qui ne s’est même pas excusée, elle la repousse sans ménagement et en murmurant une insulte.

 

- Viens Elisa, sortons de cette foule, dis je en la tirant par le bras, car je connais bien mon amie qui, bien qu’adorable, est plutôt « soupe au lait ».

 

- Volontiers, avant que je n’étrangle un de ces satanés touristes !

 

Nos pas et nos papotages nous entraînent devant le Palais des Festivals, où nous nous moquons des promeneurs qui se font photographier sur les célèbres marches en se prenant pour des stars :

 

- Regarde Elisa !

 

Tout en la poussant du coude, je lui montre une jeune personne d’origine très certainement asiatique, qui se fait mitrailler par un homme, son époux, qui porte des chaussettes avec des sandales. Comble du mauvais goût et signe de reconnaissance du vrai estivant. Un bermuda, ainsi qu’un chapeau complètent cet accoutrement. Heureusement que le ridicule ne tue pas ! Bien évidemment, nous ne pouvons nous empêcher de rire aux éclats. Plus loin, sur la Croisette, nous côtoyons en nombre des indigènes, de sexe féminin et d’un certain âge, qui ne sont pas moins ridicules. Toutes plus botoxées les unes que les autres avec des bouches siliconées qui les font ressembler à des mérous.

 

Nos pas nous mènent ensuite dans le paisible jardin de la Roseraie qui résonne des cris joyeux des enfants qui s’interpellent sur les manèges. En suivant Elisa le long des magnifiques allées bordées des buissons odorants des dernières roses de l’été, je me laisse bercer par son babillage, mais ne peux empêcher mes pensées de vagabonder.

 

Comme cette journée shopping tombe bien ! Elle me permet de me changer les idées. En effet, depuis plusieurs mois ou plutôt, plusieurs années (si je suis honnête envers moi-même), je me pose des questions sur le couple formé avec mon mari, Christian. Peut-être l’approche de la quarantaine ? En fait, je pense que Christian a une aventure (une de plus). Je le connais tellement bien qu’il ne peut rien me cacher. Le plus triste, au fond, c’est que je me rends compte que je ne lui en veux même pas. Je pense que cela pourrait peut-être me servir d’excuse pour entamer une procédure de divorce, ou bien une séparation. Notre relation ressemble de plus en plus à de l’amitié, et je ne ressens plus de désir pour lui. L’ai-je vraiment aimé ? Nous nous connaissons et nous fréquentons depuis si longtemps : nous avions 16 ans tous les deux. Vu de l’extérieur, nous avons tout pour être heureux : une magnifique maison, un travail intéressant et aucun problème financier. Vie ennuyeuse et lassante au possible, en fait ! Je reconnais également que jusqu’à présent, je me laisse porter par le confort de ma vie. Je ne suis pas malheureuse, et je pense que peu de personne pourrait comprendre que je puisse avoir envie de divorcer. D’un autre côté, je suis quelqu’un de très fataliste et pour moi : ce qui doit arriver, arrivera. Il suffit d’un déclencheur. Je l’attends…

 

Je me rends compte que mon admiration pour Elisa n’a fait que croître depuis qu’elle a divorcé l’année dernière. Elle n’a pas hésité à tout laisser, sa vie lui paraissant vide. Quel courage de partir pour recommencer, suivre un autre chemin, tout en restant en très bons termes avec son ex-mari, André. Sa voix enjouée me sort de la rêverie où j‘étais plongée. Elle me demande mon avis sur le contenu d’une vitrine.

 

- Justine, regarde cette robe, elle serait très bien pour mardi soir. Qu’en penses-tu ?

- C’est vrai que tu n’as plus rien à te mettre, n’est-ce pas ?

 

Le contenu de nos placards respectifs est pour toutes les deux un récurrent sujet de moquerie. Il est vrai que ceux-ci sont tellement pleins de vêtements que nous pourrions, sans problème, nous changer tous les jours, pendant au moins un mois, sans avoir à porter la même chose.

 

- Tu es moqueuse, allez ! Viens avec moi.

​

Elle m’entraîne à sa suite dans la boutique, et bien entendu, nous cédons à la tentation de nous acheter des toilettes dont nous n’avons nullement besoin. Mais qu’il est bon d’être futiles !

 

Après un dernier petit tour dans la rue d’Antibes et un regard sur ses belles boutiques, la faim nous tenaillant, nous décidons d’aller déjeuner dans un petit restaurant sur la plage. Heureusement, il y a moins de monde que dans les rues et nous pouvons, avec soulagement, nous installer au calme.

 

            - Ouf, enfin assise ! J’ai un de ces mal aux pieds !

 

            Je m’affale avec un grand soupir et peu d’élégance, je le crains, sur une chaise à la table qui nous a été attribuée. Non s’en mettre auparavant déchaussée discrètement.

 

            - Tu as raison ! En plus, quel monde pour un début septembre. Quand je pense que l’on dit que les estivants sont partis… me répond Elisa, en se laissant également choir, avec autant d’allure qu’un éléphant de mer, sur son siège.

 

Nous nous regardons et éclatons de rire : qu’est-ce qui nous a pris de mettre d’aussi hauts talons pour une journée shopping ! Nous sommes aussi étourdies l’une que l’autre. L’atmosphère est encore aux vacances et à la décontraction : sur les transats, des vacancières perfectionnent leur bronzage tout en surveillant du coin de l’œil leurs bambins qui jouent en s’éclaboussant dans l’eau. Nous retrouvons les odeurs caractéristiques de la plage : un mélange d’huile solaire, de sable chaud et de beignets.

 

- C’est vraiment sympa ici : tu as vu comme la mer est belle ! On est quand même mieux là que dans les rues.

 

Pour souligner ma phrase, j’ajuste mes lunettes de soleil et je souris à Elisa. Il est vrai que je ne me sens jamais aussi heureuse et détendue qu’au bord de l’eau.

 

            - Je confirme, ça donne envie de se baigner. Et comme je suis contente que nous ayons pu trouver un moment pour nous voir, me répond-elle en me souriant chaleureusement.

            - D’autant que nous ne nous étions pas vues depuis un petit moment, dis-je en soupirant et en m’étirant langoureusement.

 

Les Iles de Lérins, Sainte-Marguerite et Sainte-Honorat nous font face et nous admirons les yachts qui mouillent dans la baie. Nous ne pouvons nous empêcher, une fois de plus, de nous interroger sur le fait de savoir ce que ces plaisanciers peuvent trouver d’agréable à se regrouper ainsi entre les deux îles. Leurs bateaux sont tellement serrés qu’ils pourraient, sans problème, passer de l’un à l’autre en bondissant. De nombreuses criques, autrement plus intéressantes et tranquilles, se trouvent sans difficultés tout le long de la côte.

 

Nous passons commande tout en continuant à deviser joyeusement, en bonnes pipelettes que nous sommes.

 

            - Tu as remarqué le serveur ? Il est charmant et, en plus, il te dévore des yeux, ajoute Elisa dans un des grands éclats de rire qui la caractérise.

            - N’importe quoi ! Il ne me regarde pas plus que toi.

 

            Lorsque je lui réponds, je sens le rouge me monter aux joues. Quelle désagréable habitude qui ne m’a jamais quittée !

 

Malgré la futilité et la bonne humeur qui se dégagent de nos échanges, Elisa me regarde comme si elle pressentait que quelque chose n’allait pas. Je suis certaine qu’elle a compris que je n’étais pas très bien depuis quelques temps. Elle me connaît si bien. Peut-être mes silences, un peu plus longs qu’à l’accoutumée ? Mais je sais que jamais, elle ne me poussera à me confier. Lorsque le besoin s’en fera sentir, je le ferai de moi-même.

 

Je me moque, à mon tour, gentiment d’Elisa en lui demandant si elle a des nouvelles de son ex-mari. Il est clair qu’il est toujours fou d’elle. Il lui a affirmé à plusieurs reprises qu’il savait qu’un jour, ils revivraient ensemble.

 

            - Nous nous sommes un peu vus pendant les vacances, mais ça s’arrête là… Arrête de te moquer de moi et de te faire des films. Quelle imagination ! Et toi, quoi de neuf ? Comment s’est passé votre séjour à Paris ? me demande Elisa. Je vois bien qu’elle essaie de changer de conversation.

 

            - C’était super, mais un peu fatigant. Entre les visites des musées, les expos, les promenades, nous avons dû marcher des heures et des heures.

            - D’un autre côté, si tu ne marches pas à Paris, c’est un peu dommage. Es-tu prête à reprendre le boulot ?

            - Bof, bof… Pas trop et toi ?

 

            Je suis secrétaire juridique dans un cabinet d’avocats et collaboratrice attitrée de Vincent, jeune et brillant avocat. Le cabinet est implanté à Grasse, la ville des parfums. Mais qui est pour moi, comme pour la plupart des cannois « la dernière ville avant la montagne ». D’autant que les fragrances dégagées par les usines disséminées aux abords de la « ville des parfums » m’ont toujours incommodée. Comment des odeurs si peu agréables peuvent-elles donner naissance aux parfums envoutants des plus grands couturiers ?

 

Elisa, quant à elle, est professeur de dessin dans un collège de Cannes où elle exerce depuis de nombreuses années. Majestueux bâtiment pourvu de coursives où résonnent les bruits de pas et les conversations animées des professeurs et des élèves. Les magnifiques magnolias aux grandes fleurs odorantes projetant leur ombre dans la cour et le parc qui l’entoure en font un cadre très agréable où il fait bon travailler.

 

            - Heureusement, je ne vais avoir que des 6èmes et des 5èmes. Ils sont, en général, plus calmes que les grands et j’arrive à les « mater ». Mais comment va Christian ? La reprise n’a pas été trop dure ?

- Ca s’est bien passé, mais il rentre toujours aussi tard. Et puis, je le trouve un peu préoccupé.

- Qu’est-ce qu’il a ? Lui as-tu posé la question ?

 

Au ton de sa voix, je sens qu’Elisa commence, maintenant, à se faire une idée plus précise sur la raison de mon air soucieux.

 

- Il me dit que je m’inquiète pour des détails, qu’il a simplement beaucoup de boulot.

- J’espère que tu ne te fais pas trop de films et que tu ne penses pas qu’il a une maîtresse ?

- Justement, puisque tu en parles, je me demande si avec Emilie…

- Sa collaboratrice ? La blonde ? Je ne pense pas : même si elle est mignonne, elle n’est pas trop son genre.

- Peut-être, mais tu te souviens qu’il y a trois ans, il m’a trompée… Je ne voudrais pas qu’il recommence.

- Je suis certaine qu’il a compris son erreur et il tient beaucoup à toi. Ne t’inquiète pas.

- Tu as sans doute raison, mais je sens que ma voix est peu convaincante, même à mes propres oreilles.

 

A la fin de notre déjeuner, comme d’habitude, nous hésitons à prendre un dessert. Nous surveillons toutes les deux notre ligne. Mais tant pis ! Nous ne pouvons résister à l’appétissant tiramisu qui nous nargue sur la table des desserts. Heureusement, nous retournerons bientôt à la salle de sport où nous essaierons de brûler les calories accumulées durant l’été. En ce qui me concerne, je pense que cela va être difficile ! Nous sommes très contentes à l’idée de retrouver, dans cette salle de torture, notre amie Julie mariée avec Philippe, associé et meilleur ami de mon mari, ainsi que Serge, inspecteur de police et avec qui nous avons sympathisé. Nous nous séparons sur un dernier sourire et je savoure le plaisir de la journée que nous venons de passer toutes les deux.

 

Lorsque je repenserai plus tard à ces bons moments, je me rendrai compte qu’il s’agit des derniers instants vraiment heureux que nous avions passés avant que notre groupe d’amis ne soit bouleversé à jamais.

 

* * * * *

 

L’homme, assis dans son 4 x 4 noir, regarde les deux amies se séparer en s’embrassant et ne peut s’empêcher de sourire. Aucune des deux n’a remarqué qu’il les surveillait depuis le matin.

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